Réveil au son de la pluie à 5h45. Si ça continue comme ça, ce sera le test ultime pour mon nouvel imperméable. Comme la pension où je loge semble posséder toute la ville, le restaurant est dans un autre établissement à environ 500 m de marche. Je me suis bien remplie : viandes froides, fromages, yogourt, noix, fruits frais, croissants, roulés à la cannelle, chocolatines, jus d'ananas, chocolat chaud. Oui, j'ai tout mangé ça. Dans la grande fenêtre à côté de moi, la pluie n'a jamais arrêté. J'ai tellement pas envie de marcher 18 km sous la pluie. J'ai traversé le fleuve en ferry et vu passer sous mes yeux le S-Bahn qui aurait pu m'amener à ma destination en 15 minutes. Mais non, c'est de la triche. Je me lance.
J'ai trouvé que ce tronçon de sentier était un peu moins bien balisé que les précédents. Où bien je voyais pas clair à cause de la pluie dans mes lunettes ? Je me suis perdue deux fois. Les deux fois avec un groupe de britanniques qui se posaient aussi autant de questions sur les indications. Au moins, on n'était pas perdus en pleine forêt, mais bien dans des tout petits villages comme
. Dans tous les cas, j'ai mon infaillible application
qui me montre le chemin même quand je suis offline sans réseau.
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L'épicerie du village de Gohrisch. |
Ce soir, je vais au resto Quartier 5. Je suis accueillie par un homme dans la quarantaine. Je vais faire une grosse parenthèse dans cet article pour tenter de mettre en mots tout ce qui m'a passé par la tête après une réaction inattendue du serveur.
- Hallo, ich habe keine Reservierung (Bonjour, je n'ai pas de réservation)
- Kein Problem, herzlich Wilkommen ! (Pas de problème, bienvenue !)
- Ich bin alleine, haben Sie einen Tisch für eine Person ? (Je suis seule, avez-vous une table pour une personne ?)
Sa face. Sa face quand j'ai dit que j'étais seule. Une petite moue triste et un ooohhhh... comme s'il voulait me transmettre toutes ses sympathies au fait que je sois seule au restaurant. Une petite face comme on ferait à un enfant qui vient de casser son jouet, pour lui montrer qu'on est empathique envers son malheur. En dedans de moi, un mélange de choc et d'incompréhension face à cette réaction. Mais surtout une envie de répondre et d'avoir un bon argumentaire avec lui. Je pense quand même qu'il a compris mon désaccord envers son jugement, par le regard que j'ai eu dans la nano-seconde suivant son commentaire. Je pense que mes yeux ont dit : dans quel monde tu vis, t'es con ou quoi ? Barrière de la langue oblige, je n'ai rien ajouté. Je l'ai simplement suivi vers ma triste table pour avoir mon triste repas seule avec ma triste personne...
Qu'on m'explique. En quoi devrais-je être triste au juste ? Qu'est-ce qui est triste dans la situation ? Je pense qu'être seule au restaurant (ou à tout autre endroit) est l'opposé de triste. Je fais cette randonnée de huit jours que j'ai planifiée moi-même, seule par choix (et parce que je ne veux pas que personne casse mon rythme), dans un pays qui n'est pas le mien, et ce soir je m'offre un bon repas dans un restaurant haut de gamme. Pardonnez-moi monsieur mais votre réaction devrait être de l'admiration. Et si j'étais un jeune homme de 34 ans, aurait-il eu la même réaction ? Probablement pas. J'aurais été perçu comme courageux, indépendant, aventurier. À mon avis, ce qui est profondément triste, ce sont les gens qui n'ont pas encore développé, ou n'auront jamais, la capacité d'être bien seuls. Se priver de faire les activités qu'on veut sous prétexte que l'on est seuls, ça, c'est d'une tristesse. Attendre après quelqu'un, attendre après quelque chose, attendre après un meilleur timing. La vie c'est ici, maintenant.
Ironiquement, mon bouquin que je lisais pendant ma randonnée, Méfiez-vous des femmes qui marchent, a quelques bons passages tout à fait en lien avec cette courte interaction qui m'a bien fait réfléchir.
La société s'est toujours méfié des femmes seules. Une femme qui apprécie la solitude, qui a besoin de vivre à l'écart des autres, éveille de sérieux soupçons. Soit elle est seule parce qu'elle n'a pas su trouver quelqu'un avec qui partager sa vie et dans ce cas il y a quelque chose qui ne va pas chez elle : serait-elle anormale ? ou simplement triste et perdue ? ou encore narcissique ? Soit elle est seule parce qu'elle recherche encore activement l'autre [...]
Heureusement, le progrès est passé par là. La présence d'une femme qui randonne seule est encore subversive, encore un peu audacieuse, mais [...] ne provoque ni méfiance ni hostilité. Cela éveille, en revanche beaucoup de curiosité ahurie : « Pourquoi êtes-vous seule ? » « Vous ne vous ennuyez pas sans personne ? » « Vous n'avez donc pas d'amis qui aiment marcher ? »
Mais le temps que nous passons seuls ne sert pas seulement à augmenter notre créativité. Il accroît notre sens de la liberté. Il approfondit nos rapports avec l'esprit et la nature. Il nous aide à comprendre qui nous sommes. [...] cette faculté est un aspect de notre maturité émotionnelle.
Il faut du courage pour se plaire en sa propre compagnie sur une longue période. Mais peut-être en faut-il encore plus pour le reconnaître. La vérité, c'est qu'être en sa propre compagnie n'est pas comme être seule, ou esseulée. C'est une confrontation avec soi-même. Et si on évite d'en passer par là, comment cesser de se cramponner aux habitudes du passé ? Comment changer, progresser, se développer ? Comment tout simplement « devenir » ?
Mes pâtes crémeuses au saumon, subtilement citronnées, étaient exquises, soit dit en passant, avec une judicieuse recommandation d'un accord mets-vin. C'était tellement bien mérité. Je ne regrette pas d'être allée dans ce restaurant. La réaction du monsieur m'a juste prouvé que ce n'est pas triste d'être seule, c'est admirable. Ça fait deux ans que j'ai fait le choix de venir seule dans ce pays, je suis toujours seule ici et je ne me suis jamais sentie seule. Je mettrais ma main au feu que des filles arrivées ici, dans ce pays étranger au leur, parce qu'elles ont suivi leur mari, par exemple, se sentent beaucoup plus seules ici, que moi. Je quitte le resto en me disant que je dois être la personne la plus cool que ce monsieur a eu l'occasion de servir aujourd'hui.
Jour 7 - Gohrisch à Weißig
J'entreprends l'avant dernier jour de ma randonnée, en direction de Weißig, en passant par Pfaffenstein, la Festung Königstein, Thürmsdorf et la Malerwegkappelle. Il a fait beau toute la journée.
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Au repos sur Pfaffenstein, après avoir monté quelques 500 marches irrégulières taillées dans la roche. |
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La Aussichtturm sur Pfaffenstein, de 30 m de haut, construite d'abord en bois en 1894, puis rénovée en pierre en 1904. Elle offre une vue panoramique sur la Suisse saxonne et tchèque. |
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Les matériaux ayant servis à la construction de la tour ont été portés par les ouvriers sur la montagne jusqu'à son sommet (435 m). Pis moi je trouvais que ma bouteille d'eau de 720 oz était trop lourde. |
La forteresse de Königstein s'étend sur 9,5 hectares, trône 250 m au dessus de l'Elbe et est aujourd'hui un musée comprenant 50 bâtiments, des jardins et un petit boisé. En bas, à Königstein, pendant que je mangeais mes framboises de chez Lidl (enfin, une vraie épicerie croisée sur le chemin!), j'ai vu le Festung Express, un petit train fluo qui emmenait les touristes au sommet en 3 minutes, ce que moi je me suis claquée en 30 minutes à la sueur de mon front. Payer 15 € pour pénétrer dans l'enceinte de la forteresse, alors que je peux faire le tour d'en bas, je trouvais ça un peu cher payé. Des expositions sur les types de canons, des costumes d'époque figés dans des vitrines et des assiettes en or avec des petites gravures, c'est pas mon truc. Et à voir le nombre de touristes qui arrivaient chaque cinq minutes avec le train fluo, non merci.
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En arrivant au village riverain de Königstein. |
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Le centre de Königstein, sous un ciel parfait. |
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La Festung Königstein, construite il y a 800 ans à même un rocher naturel.
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La Festung Königstein, telle que représentée en 1850. |
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Détails colorés sur le chemin qui passe dans le village de Thürmsdorf. |
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Le Thürmsdorfer Schloss. |
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Un petit minou qui m'a suivie pendant quelques centaines de mètres. J'ai cru qu'il était perdu quand j'ai vu une annonce avec sa face sur un poteau. Finalement, les propriétaires m'ont confirmé que ce n'était pas le bon chat.
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La Malerwegkapelle.
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Mon hôtel, Laasenperle, est un peu hors du sentier. Ça m'a rajouté 1,5 km sur le sentier et 25 minutes de marche. Ils ne servaient pas le repas du soir, mais l'autre pension à côté oui. En regardant le menu sur le net, j'ai vu un Schnitzel à 27 €. Il y a des limites à ce qu'un Schnitzel puisse être trois fois meilleur qu'ailleurs. Est-il fait avec du porc de la royauté nourri au caviar ? Je saute le repas, je suis fatigué de toute façon. Je mange mes pistaches et me prends une Radler dans le réfrigérateur libre-service.
Jour 8 - De Weißig à Pirna
Dernière journée, déjà ! Il n'y avait pas beaucoup de curiosités marquantes dans la huitième étape, à l'exception de la forteresse de Sonnenstein. Convertie en centre d'exécution dans les années 1940 et 1941, pas moins de 14 700 personnes y ont été assassinées par les nazis, principalement des handicapés mentaux, mais aussi des détenus de camps de concentration. Cette opération, qui se déroulait de façon secrète visait à éliminer des vies jugées comme indignes d'être vécues. En 2022, des fouilles archéologiques dans la forêt que j'ai traversé pour arriver sur le site a permis la découverte d'ossements humains et de cendres provenant des fours crématoires. La ville de Pirna a fait aménager à la surface une plantation à fleurs blanches qui sert de protection contre l'érosion pour préserver la paix des morts. Une croix commémorative de plus de six mètres de haut est maintenant sur place et sa taille symbolise l'ampleur des crimes qui ont été commis sur le site il y a seulement quelques dizaines d'années.
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La Gedenkkreuz, sur le site de Sonnenstein. |
C'est ici, à Pirna, que mon aventure se termine. Je l'ai réussie, sans aucune fatigue, aucune blessure, la tête remplie de paysages. J'avais un doute sur mon endurance. Je me suis rendue compte que vers la fin, que c'était une vraie job à temps plein cette rando. Six à huit heures par jour pendant 8 jours. Mais j'aurais continué encore des semaines, sans arrêter. La fin du sentier est le bureau d'information touristique de Pirna. J'ai voulu aller me vanter d'avoir terminé Malerweg, ce à quoi on nous invitait incessamment dans toutes les brochures touristiques possibles. L'équivalent d'une Ginette du Québec avec son petit air pincé (peut-être une Margareth ici ?) qui m'a vendu mon petit autocollant n'en avait rien à faire de mon exploit quand je lui ai partagé ma fierté. Pas grave, moi je suis pas mal fière. Et éjà un peu nostalgique que ce soit terminé.
Il y a un fort sentiment favorisé par la marche à travers un paysage inconnu [...] Lorsque nous avançons, sans bagages, au milieu d'un paysage qui ne nous est pas familier, nous sommes envahis par un étrange sentiment : nous nous sentons privés d'attaches, libérés. En même temps, pourtant, il nous semble être étroitement liés à la terre, car rien ne s'interpose entre nous. Rien d'autre qu'une couche de vêtement et la semelle d'une paire de souliers [...] Or nous sentir à la fois reliés et sans attache change notre perception du monde, nous insufflant un courage et un optimisme rebelles, un sentiment que tout ira bien.
Nous voyons le monde non pas à travers le regard serré, fixé, que nous utilisons pour lire (ou regarder un écran), mais à travers un regard élargi et vaste, absorbant dans son entier le panorama qui s'étale devant nous. Les neuroscientifiques appellent cela la vision panoramique. Ils émettent l'hypothèse que notre cerveau fonctionne différemment lorsque nous contemplons des panoramas et des horizons. À ce qu'il semble, nous nous détendons. Nous sommes mieux à même d'analyser et de stocker les souvenirs, de nous accommoder de l'incertitude et de l'inquiétude.
Voilà deux citations de mon livre qui terminent bien cette aventure.
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Stadt Wehlen, de l'autre côté de la rive, là où j'ai dormi au jour 1. Je sui maintenant à Pötzscha, juste en face.
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Des belles fleurs sur le sentier. |
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Un sentier tout mauve. |
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Une petite vache écossaise, comme celles à qui je rendrai visite dans quelques semaines.
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La place du marché de Pirna, où j'ai pris le souper avant de retourner à Dresden. |
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Et la place du marché de Pirna selon une peinture des années 1750. |
Et comme je n'avais pas assez marché ce jour-là. j'ai pris le bus le soir à partir de Dresden en direction de Moritzburg pour aller revoir le beau château de Cendrillon, là où elle a perdu son soulier. Je réalise que ça fait longtemps que je suis ici, quand je retourne à des endroits que j'ai déjà vus. Quand on est en voyage, on n'a pas nécessairement le temps d'aller deux fois aux mêmes endroits et aux mêmes attractions, en raison du temps limité. C'est signe qu'ici en Allemagne, je ne suis plus en voyage, j'y habite depuis deux ans.
Ah oui, pour finir en beauté, j'ai perdu un AirPod dans le train le lendemain en revenant à Düsseldorf à cause qu'un signaleur sur le gros nerf m'a sommée de quitter mon train à toute vitesse parce que mon wagon se détachait ici. Moins 1000 points dans mon estime, DeutscheBahn ! Mon Airpod droit, le pauvre, il est resté tout seul su'l tapis du ICE. Adieu mon enfant.
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Le Schloss Moritzburg en fin de journée. |
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Le reflet presque parafait. |
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L'une des nombreuses sculptures représentant des bébés grassouillets en train de faire des tâches d'époque où je ne sais trop quoi. |
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La façade du Schloss Moritzburg, telle que vue dans une version du film Cendrillon. |
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