Ville de caractère

Sarajevo, ville de caractère, remplie de personnalité, marquée par ce qui lui est arrivé. Une capitale pas comme les autres, une capitale sans prétention, qui n'essaie pas d'épater, mais bien de raconter son histoire. La première capitale de toutes les capitales européennes que j'ai visitées qui méritait pleinement que je m'y attarde plus longuement. Sarajevo s'en sort avec les moyens qu'elle a et ses moyens ne sont pas ceux d'une riche ville qui vit de tourisme. Elle est belle, sans avoir de belle architecture ni de monuments imposants. Non, elle est désorganisée, ça conduit dans tous les sens, les bâtiments sont brisés, c'est en désordre et les pigeons sont fous. Elle a du style, de l'attitude ! 

Ma première impression de la Bosnie-Herzégovine, c'est ça. Je n'avais aucune idée de ce que c'était ici, mais il se trouve que Sarajevo est exactement le genre d'endroit où je voulais être. On dirait que mes goûts en terme de voyage se sont précisés ici. Ça ne fait aucun doute que je vais avoir envie d'explorer les Balkans plus que 10 jours. Ça ne fait même pas 48 heures que je suis ici et j'ai déjà tellement vu de choses. J'ai le cerveau bien actif, à tenter de comprendre comment ça fonctionne ici et comment en tirer le maximum.

Ça doit être pour ce genre d'apprentissage culturel et historique que je fais le sacrifice de me placer dans un maudit avion et faire face à ma plus grande peur. Mais hier matin, à l'aéroport après avoir passé les douanes, devant ma gate avec mon panini au salami trop cher, j'ai réalisé que même si j'ai peur, je suis là, seule, et j'attends mon avion qui va me déposer dans un pays étranger. Une chance que je n'ai pas attendu après personne avant d'entreprendre mes projets de voyage, j'aurais pas mal moins de points Aéroplan qu'aujourd'hui. 

Je suis arrivée à l'aéroport à Ilidza, puis j'ai pris le bus local vers Sarajevo. J'ai jamais compris comment acheter de billets pour ce trajet si je n'avais aucun argent cash sur moi, mais je suis entrée dans le bus en même temps qu'un groupe de 4 personnes et je crois que le chauffeur les a fait payer pour moi. J'ai quand même été stressée pendant 55 minutes par la possibilité d'être illégale dès ma première minute en Bosnie. J'ai rejoint le terminus Trg Austrije, franchi la rivière Miljaka, ma chambre est prête, je traverse les bazars dans le quartier Baščaršija (j'ai envie de tout acheter). Je passe à côté de la fontaine de Sebilj, que j'ai si souvent vue en photo. Ok, j'ai mon pied à terre.

Pigeons déchaînés.

Magnifique bazar d'influence ottomane.

C'est par cette rue que je suis entrée pour la première fois dans les bazars totalement dépaysants. Cette intersection est là où ont été assassinés Franz Ferdinand et sa femme en 1914.

Charmants tramway pas trop récents.

La mosquée impériale de Sarajevo, l'une des pionnières parmi les mosquées ayant été électrifiées avant 1900.

La belle fontaine de Sebilj devant mes yeux. 

La fenêtre de ma chambre dans l'auberge Pigeon Square donne directement sur la fontaine et la place du marché où les pigeons se déchaînent sur du p'tit maïs séché que les gens lancent. C'était un vrai jeu d'évasion pour pouvoir accéder à ma chambre. Il fallait d'abord entrer dans le backstore du Konzum (l'épicerie juste en dessous). Je suis tombée sur des paniers d'épicerie remplis de sacs de poubelles odorants dans une cage d'escalier remplie de graffitis et de peinture arrachée. Suis-je au bon endroit ? J'ai du enjamber des tas de boîtes de carton pour trouver la première marche des escaliers. Ce n'est pas peu dire que je ne réserve pas le même accueil à mes invités sur Airbnb qui logent chez moi. Une expérience qui mériterait 0 étoile au Québec, mais acceptable ici... because Sarajevo ! Je suis arrivée, je suis fatiguée, je devrais faire une sieste mais je me sens coupable de fermer les yeux ne serait-ce que quelques minutes pour faire passer mon mal de tête. Mais c'est pour ne pas perdre ma soirée. Soirée que j'ai passée à déambuler dans les bazars, à chercher un guichet automatique sans frais (parce que j'irai pas loin sans cash ici visiblement), puis sur la terrasse d'un petit resto turque. J'ai réservé un walking-tour gratuit pour le lendemain avec l'entreprise Meet Bosnia parce que j'ai vu ça un pamphlet dans ma chambre.

Fallait le savoir que c'était le bon chemin pour se rendre à ma chambre...

Vers 21h, j'ai entendu quelque chose que je ne connaissais pas. L'adhan. Le chant des prières islamiques qui provient des mosquées, proclamé 5 fois par jour. Ce n'est pas vraiment de la musique, mais plutôt une récitation spirituelle, influencée par les traditions ottomanes. Le chant que j'entends vient de la mosquée principale Gazi-Hugrev Beg, à quelques centaines de mètres de mon auberge. Plutôt inculte en matière de religions, j'ai cru au départ que c'était un talentueux artiste de rue avec une voix très portante à qui ça tentait de chanter à 22 h moins quart. Souvent appelée la Jerusalem de l'Europe, Sarajevo est reconnue pour sa grande diversité religieuse qui cohabite si bien dans une aussi petite superficie, dans les mêmes quartiers même. C'était mon premier contact avec la religion musulmane. Elle est pratiquée ici par 50 % de la Bosnie-Herzégovine.

Je trouve que les Bosniens n'ont pas les bonnes manières qu'on connaît au Québec. J'attendais gentiment à une très très petite épicerie de type kiosque, pour acheter deux pommes et une banane que j'avais dans les mains pour en faire mon déjeuner le lendemain. Les locaux se succédaient, passant devant moi sans même me regarder, en parlant très fort et en lançant leur monnaie sur le comptoir, en montrant une bière qu'ils venaient de prendre dans le frigo. Pas de scanneur de produits et d'inventaire connecté au réseau ici certain, c'est la caissière qui fait un hochement de tête pour confirmer la vente et c'est tout. Très dépaysant. J'ai fini par réussir à payer mes fruits comme une vraie touriste respectueuse de l'ordre.

Pour ma première nuit à Sarajevo, je me sens déjà bien. J'ai laissé la fenêtre ouverte toute la nuit pour entendre les bruits du centre-ville et me faire réveiller avant 6h demain par le premier chant de la prière. Je me sens loin de mes repères, mais en toute sécurité. Je trouve ça malade de m'endormir ici, à Sarajevo ! Je suis arrivée il y a seulement six heures et je suis prête à voir tout le reste. 

Je me lève naturellement tôt en voyage. Ma visite guidée de la ville à pied est à 10h30, j'ai le temps de faire quelque chose avant. Je monte la rue Kovači vers la forteresse jaune, en passant tout d'abord par le cimetière de Kovači (aussi appelé le cimetière des martyrs) dédié aux soldats de l'armée de Bosnie-Herzégovine tombés lors de la guerre de 1992 à 1995, durant le siège de Sarajevo, l'un des plus longs de l'histoire moderne. Je suis entrée par une ouverture dans la clôture et j'ai croisé un monsieur qui faisait de l'aménagement paysager. Je lui ai demandé s'il était permis de visiter. J'ai eu un doute, j'étais seule dans ce grand champs rempli de petite stèles blanches, ça aurait pu être interdit. On appelle ces tombes des Nišan, le terme traditionnel utilisé dans les Balkans pour désigner ces stèles funéraires musulmanes faites de marbre blanc. Le monsieur a marché avec moi de long en large en me racontant des histoires, lui-même étant un soldat ayant combattu durant cette guerre. Le premier président de la Bosnie-Herzégovine indépendante a fait le choix d'être enterré dans ce cimetière, aux côtés des combattants, rendant le lieu encore plus symbolique. Le monsieur m'a proposé de prendre une photo de moi devant sa tombe. J'épargne à tous la photo de moi devant la tombe du président, la face toute crispée avec une expression qui ressemble à dois-je sourire ou non devant la tombe du président de Bosnie pendant qu'un ancien combattant me prend en photo à travers les tombes des hommes qui ont combattu à ses côtés ? 

Des milliers de petites stèles blanches, appelées Nišan. 

Jolie fleur commémorative.

J'ai remarqué à ce moment pour la première fois que la Bosnie-Herzégovine a aussi le symbole identitaire de la fleur de lys. Mon guide me l'a dit aussi lors du tour guidé, quand je lui ai dit que je venais du Québec.

C'était la première fois que je voyais un cimetière de ce genre.

La superficie qui se trouve au dessus du musée dédié à la vie d'Alija İzetbegovic

Verdure décorative sur l'une des pierres.

J'ai rejoint la forteresse jaune quelques mètres plus loin, en passant par le Musée Alija Izetbegović, dédié à la vie du président. Un des musées les plus plates jamais visités, mais c'était gratuit. La forteresse jaune (Žuta Tabija) a été construite au 18e siècle par les Ottomans dans le cadre du système défensif de Sarajevo. La forteresse en soi n'est pas impressionnante vraiment, mais c'est surtout sa localisation qui donne un point de vue panoramique sur la capitale, les toits oranges et tous les minarets des mosquées de la ville.

La vue sur la ville et le mont Trebević, à partir de la forteresse jaune. Petit minou pris sur le vif. Un parmi tous les petits chatons qui se promènent en ville de façon nonchalente.

Le tour guidé a duré environ 1h30 et on a abordé plein de sujets, à commencer par Gazi Hugrev-Beg, un gouverneur ottoman de Bosnie qui a laissé un héritage important, notamment la mosquée qui porte son nom, la plus historique de Bosnie-Herzégovine, des fontaines, des auberges et même le système d'approvisionnement en eau. La bibliothèque Gazi Hugrev-Beg date de 1537 et est l'une des plus anciennes bibliothèques publiques du monde islamique encore en activité. Son apport à la ville a rendu celle-ci moderne et prospère pour l'époque. J'ai souvent vu et entendu le nom de ce grand bâtisseur pendant mon temps passé là-bas. J'ai aussi appris que l'horloge publique de la ville près de cette mosquée est une horloge lunaire. L'aiguille tourne à l'envers ! Je n'avais pas remarqué. Elle affiche les heures selon les prières musulmanes. 

La bibliothèque Gazi Hugrev-Beg.

Un autre nom qui est revenu souvent dans l'histoire de la Bosnie-Herzégovine est celui de Franz Ferdinand. C'était un héritier du trône austro-hongrois qui était connu pour ses idées politiques plutôt conservatrices et ses projets de réforme de l'empire. En 1908, l'empire austro-hongrois a annexé officiellement la Bosnie-Herzégovine, qui était jusque-là un territoire ottoman. À quelque part dans Sarajevo, la démarcation est claire entre la frontière où l'annexe s'est produit. Il y a même une indication au sol, Sarajevo Meeting of Cultures. À l'Est, les bazars et les ruelles étroites de Baščaršija contrastent avec les bâtiments administratifs massifs de l'Ouest qui ressemblent carrément à une Europe moderne. Cette annexion a soulevé des tensions chez les habitants de la région. Franz Ferdinand et son épouse ont été assassinés à Sarajevo lors de l'une de leurs visites. Au sol, une plaque avec l'empreinte des pieds de leur assassin marque de quel endroit le projectile a été tiré. Cet événement là, à cet endroit exact en 1914, a déclenché une crise majeure menant à la déclaration de la guerre entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie. Et dans tout ce fracas se déchira le voile de la paix déjà fragilisé par d'autres causes profondément complexes .. c'est le début de la première guerre mondiale.

Il y a aussi une histoire particulière à propos de Inat Kuća (la maison du dépit). Pourquoi l'appelle-t-on ainsi ? En 1892, les autorités austro-hongroises veulent entreprendre la construction d'une mairie. Ceci vient avec l'expropriation de plusieurs résidents qui occupaient alors des maisons qui empêchaient la construction. Un seul habitant a refusé catégoriquement de vendre sa propriété pour la démolition malgré des offres toujours plus généreuses. Il finit par étaler ses conditions : la maison doit être démolie brique par brique, pour être reconstruite brique par brique de l'autre côté de la rivière. La maison abrite maintenant un restaurant traditionnel bosniaque et représentera toujours un symbole de résistance et d'attachement aux traditions locales.

La fameuse mairie de Sarajevo, Vijećnica, occupée également par la bibliothèque nationale et universitaire de Bosnie-Herzégovine.
 
L'installation Field of Flags, de l'artiste Daniel Buren près du monument ICAR.

La cours de la mosquée Gazi Hugrev-Beg, où les gens vont et viennent, retirent leurs chaussures, se nettoient les pieds, les mains et le visage à la fontaine, puis vont prier sur les tapis de chaque côté de l'entrée principale.

La belle fontaine de la mosquée principale.

Avaz Twist Tower, à proximité de la gare de train, construite en 2006. Ce n'est pas le seul bâtiment moderne dans le quartier de Marijin Dvor, mais il surprend quand même, surtout que je séjourne à Baščaršija à travers les pigeons fous et les bazars. 

Demain, je veux me déplacer à Mostar et j'ai entendu que la route en train entre Sarajevo et Mostar est très belle car elle sillonne les gorges de la Neretva. Les horaires de trains en ligne sont tellement contradictoires que j'ai décidé d'aller chercher l'information à la source : le bureau d'information touristique. La source n'était elle-même pas si fiable en fait. Le gars m'a dit que je risquais de ne pas avoir de billet étant donné que c'est la saison. Ah bon, fait-moi croire que La Bosnie-Herzégovine regorge d'une présence touristique au début du mois de mai... Pas certaine. Il me dit d'aller chercher mon billet à la gare tout de suite sans attendre. Ok, je me rend à la gare, qui est loin d'être la gare de Düsseldorf. Un endroit vide, à l'exception d'une dizaine de petites chaises éparses et où l'écho des pas d'une personne qui traverse le hall s'entend. Le ticket office est placardé de papiers avec des messages importants, des flèches, des heures et des dates. Un peu le même genre que l'affichage dans les hôpitaux du Québec, sauf que là je ne comprends rien. 

La dame derrière le comptoir ne lève même pas les yeux alors que je suis juste en face. Je dis que je veux acheter un billet. Elle lâche un cri sans même lever les yeux de son écran ni cesser de taper sur son vieux clavier vintage. Voyons, pourquoi ce cri. Ah ! Elle appelait une autre madame. La madame qui va me vendre mon billet sûrement. Non, elle me dit dans un anglais aussi bon que mon bosniaque, que je dois revenir l'acheter demain, ici au ticket office, vers 6h30. Ni elle, ni le gars du bureau touristique ne m'avaient suggéré d'acheter en ligne, mais j'ai bien vu que c'était possible sur le site laid. J'ai finalement osé l'acheter en ligne, pour finalement recevoir un e-mail me disant que je devais récupérer mon ticket à la gare anyway. C'est désorganisé, mais je trouve l'aventure parfaite et ça augmente mon sens de la résolution de problèmes IRL !  

Près de la gare se trouve un monument comment dire... ironique. Une grosse canne de viande en conserve, une œuvre satirique et critique de l'aide humanitaire internationale reçue pendant le siège de Sarajevo. Beaucoup de ces conserves étaient périmées ou avaient mauvais goût. Elles étaient parfois même non adaptées culturellement et humiliantes. Par exemple, certaines rations contenaient du porc dans un pays majoritairement musulman. L'inscription sur la canne veut tout dire : Spomenik Medunarognoj Zajednici - Zahlvalni Gradani Sarajeva. En français : Monument à la communauté internationale - De la part des citoyens reconnaissants de Sarajevo. Quel humour noir ce titre. Quel peuple fort ! 

Le monument ICAR.

En revenant de la gare, mon expérience tramway n'était pas digne de la Deutsche Bahn, mais bien mille fois mieux. J'ai donné ma petite monnaie au chauffeur, car c'est comme ça qu'on paie. Comme les wagons étaient pleins, je suis restée presque coincée à genou sur son tableau de bord. Un vieux tramway qui date probablement de l'électrification des transports dans la ville, genre 1895 or so. Il fait un bruit d'enfer à chaque fois qu'il prend un virage ou ouvre ses portes. D'ailleurs, une porte sur deux ne fermait pas et le tram roulait juste yolo à l'air libre comme ça. Tellement cool comme expérience, c'est comme si le tramway était encore en mode mimimum viable product. MVP, ça fonctionne de base, sans luxe ni grand confort, à petit prix, pourquoi changer ça !

Ma place de choix dans le tramway.

Je suis retournée à la forteresse jaune le soir même, burek en main, pour observer le coucher de soleil qui n'était pas si marqué ce soir là. Ce qui m'a marquée par contre, c'est l'Adhan, qui s'est fait entendre de toutes les mosquées de la ville avec un léger décalage, comme une grande chorale qui se rendait jusqu'à moi.

Le cimetière la nuit.

La ville, de soir.

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